L’interview de ROCIO MOLINA
Crédits photo : Rocio Molina
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Rocío Molina, danseuse et chorégraphe née à Málaga en 1984, est une figure majeure du flamenco contemporain.
Formée dès l’enfance au flamenco dans sa tradition la plus pure, elle s’en est très tôt affranchie pour inventer son langage chorégraphique, libre et radical.
Rocío est lauréate du Lion d’Argent à la Biennale de Venise en 2022.
Dans cet entretien, elle revient sur sa conception de la liberté, son rapport au flamenco et à la danse, ainsi que sur sa dernière pièce, Calentamiento (2025), réflexion brûlante sur le mouvement, l’engagement et la création artistique.
Calentamiento sera présenté au Festival de Danse de Cannes le 30 novembre.
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“la liberté, c’est l’état de création » Rocío Molina
Que signifie pour toi la liberté ?
La liberté, c’est cet espace que j’essaie d’atteindre chaque jour avec mon corps. Je l’approche par le corps, mais aussi par la tête, l’esprit, l’âme. Pour moi, la liberté, c’est l’état de création.
Et la danse, le flamenco, sont-ils des espaces de liberté ?
Bien sûr. La danse, c’est mon lieu de liberté absolue : l’endroit où je peux jouer, me tromper, essayer tout ce que je veux.
Pour beaucoup, le flamenco reste un art de l’attachement, de la possession. Pour moi, c’est tout l’inverse : mon flamenco est totalement libre
“La danse permet de dialoguer avec soi-même.”
Que permet la danse selon toi ?
La danse permet d’entrer en communication avec son propre corps, d’entamer un dialogue, de vivre sa vie et de la danser. C’est avec elle que je dialogue.
Pourquoi danses-tu ?
Au début, c’était une fuite, une nécessité. Aujourd’hui, c’est par amour, par engagement.
Que veux-tu dire par “engagement” ?
C’est un mot essentiel. Chercher sa vérité, aimer pleinement, poursuivre la beauté, la pureté, l’honnêteté. Pour moi, c’est un état d’amour, un état d’amour merveilleux.

“le flamenco, ma grande histoire d’amour » Rocío Molina
Comment décrirais-tu le flamenco ? Quelles en sont les bases ?
Le flamenco est ma passion, mon amant. C’est l’endroit où j’aime aller, l’état où j’aime être. Il me manque parfois ; j’ai besoin de m’en éloigner pour mieux y revenir, le regretter, l’admirer, l’aimer, en prendre soin. Par moments, nous nous disputons, mais nous finissons toujours par nous comprendre, par nous regarder avec la même admiration. Oui, c’est ma grande histoire d’amour.
Le flamenco te permet de tout traverser — la douleur, le drame, mais aussi la séduction, l’humour, l’ironie. C’est un éventail d’émotions entièrement ouvert sur la vie. Et je veux être au centre de cet éventail, au cœur de ce tourbillon, pour tout vivre. Le flamenco, c’est la passion du chant, de la guitare, du toque, un mélange entre le désir d’apprendre et la discipline, et son extrême opposé : la capacité d’oublier toute discipline. Il autorise tout cela, même de s’en affranchir complètement. C’est un équilibre étrange entre rigueur et abandon — et j’aime ces contradictions.
“J’ai soif d’apprendre, de surprises, de revirements.”
Tu ne cesses jamais de chercher. Pourquoi ? Que veux-tu découvrir ?
J’ai soif d’apprendre, de surprises. Je suis curieuse. J’aime explorer de nouveaux états corporels, les partager, ressentir des sensations et en créer de nouvelles. C’est ce qui me pousse à chercher sans cesse. Et quand je découvre quelque chose, j’ai aussitôt envie de découvrir son contraire.
C’est comme si je me forçais à être flexible. J’y rencontre d’abord un certain inconfort, puis la capacité de m’adapter. C’est comme mettre en pratique une idée : la prendre, la vivre à fond, et laisser l’expérience me conduire vers son contraire.
Alors, je me mets dans un état d’écoute, de tolérance. Je découvre que je peux être surprise — que quelque chose que je voyais blanc devient soudain noir, ou qu’entre les deux existent mille nuances. Et j’aime ces surprises.
J’aime même découvrir mon absurdité humaine, revenir sur mes propres convictions. Ce n’est pas se mentir, c’est un renversement, parfois brutal. J’y ai cru pendant une éternité, et soudain je me rends compte que c’était faux.
Et pourtant, quand j’étais dedans, j’en étais absolument certaine. Ce n’était pas un mensonge, c’était vrai… à ce moment-là.

“Calentamiento”, ou l’art de ne jamais s’arrêter
Parle-nous de Calentamiento. Pourquoi cette création maintenant ?
Calentamiento signifie “échauffement”.
C’est comme si je voulais maintenir le corps dans un état d’échauffement permanent, pour qu’il ne s’arrête jamais.
C’est une œuvre née d’un besoin de soulagement — non pas de repos, mais de mouvement continu. Que la fête ne s’éteigne jamais, que la fin n’existe pas.
J’ai cru qu’avec l’âge, il fallait ralentir. J’ai essayé, pendant deux ans, la douceur, la lenteur… jusqu’à réaliser que ce n’était pas moi. Mon corps réclamait l’intensité. Alors je suis revenue à ce que je fais depuis mes sept ans : un échauffement qui place mon corps, mon esprit et mon inspiration exactement là où j’en ai besoin.
Dans Calentamiento, je raconte cela : ce que je fais, ce que je vis, où j’en suis.
Tu n’étais pas seule dans ce processus ?
Au début, j’ai exploré la solitude — la présence de l’absence — avec le metteur en scène Pablo Messíes. Une solitude nécessaire, douloureuse, mais féconde.
Puis, la fête est entrée en scène. Car le flamenco ne peut exister sans ce lieu où l’on chante, boit, danse et se lâche.
Et avec elle, mes Niñas Salvajes : quatre femmes puissantes, indomptables, pleines d’amour et d’énergie. Sur scène, nous faisons la fête pour nous, pas pour le public. Et c’est d’une force incroyable.
QUIZZ
Un souvenir d’enfance ?
Les soirées d’été, à jouer aux canettes dans la rue, avec mes cousins et mes amis.
Un professeur marquant ?
Trinidad Santiago, une danseuse de Málaga que j’admire profondément. Et Mariquilla, de Grenade, qui m’a transmis une énergie immense.
Un lieu où tu aimerais danser à nouveau ?
La Peña Juan Breva, à Málaga — dans son ancienne version — où, enfant, je dansais lors de fêtes privées avec Gitanillo de Bélez. Qu’il repose en paix. Il m’a beaucoup appris.
Une musique pour aujourd’hui ?
Par un matin gris à Paris, je choisirais Stabat Mater de Árbol Park. Ou bien Tomás Pabón.
Un prix marquant ?
Le Lion d’Argent fut un moment magique, un vrai renouveau avec mon équipe. Plus récemment, le prix offert par Paco Niño de Elche, un hommage à l’amitié, que nous avons fêté ensemble. Et celui de Madrid, le prix Mirales : beau, fort, joyeux.
Une pièce que tu aimerais rejouer ?
J’essaie toujours de me souvenir de l’état de ma Soleá*, depuis que je l’ai dansée pour la première fois dans un tablao** à 17 ans. Toutes mes pièces recherchent cet état, je ne cesserai jamais de le poursuivre.
Et tes rêves, maintenant ?
Ne jamais cesser de danser. Peu importe où.
Ma maison serait un bon endroit. J’aimerais y inviter mes amis, cultiver mon jardin, m’occuper des plantes, des poules… et danser, écrire, être avec la nature. Ce serait l’idéal.
Propos recueillis par Dorothée de Cabissole le 8 octobre 2025
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Théa Breso
Théa danse depuis le plus jeune âge. Désormais danseuse pluri-disciplinaire, elle rêve d’une vie de danse et de voyage.
Depuis peu, elle enrichit sa pratique en posant des mots sur son art.
Les studios et les salles de spectacle sont un peu comme la continuité de son appartement.
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