L’interview de Damien jalet
Crédits photo : Gregory Batardon, Mirage
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Damien Jalet est chorégraphe. La danse contemporaine est son espace de liberté, de réinvention, d’expérimentation du vivant.
Les mythes et les rites ancestraux sont souvent la source de ses explorations.
Et dans le dialogue foisonnant avec d’autres artistes, il imagine des mondes, hypnotiques et plastiques.
Après Vessel, Mist, Planet [wanderer], il collabore pour la 4e fois avec l’artiste visuel japonais Kohei Nawa dans Mirage, sa toute première création pour le Ballet du Grand Théâtre de Genève.
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En quoi tes études de théâtre et d’ethnomusicologie ont-elles nourri ta manière de créer ?
« Chaque création part de là où la précédente m’a laissé. Mon premier amour a été le théâtre, mais j’ai vite ressenti ses limites : un univers parfois fermé, trop contraint. Ce qui m’intéressait, c’était la transformation, la possibilité de devenir autre. Quand j’ai découvert la chorégraphie en Belgique, j’ai trouvé une liberté que je ne trouvais pas ailleurs. Peu à peu, les mots sont devenus secondaires : je voulais travailler avec le corps. Des figures comme Jerzy Grotowski ou Tadeusz Kantor, qui plaçaient le corps au centre, m’ont beaucoup inspiré. »

La liberté, c’est la condition pour créer ?
Ce que j’aime, c’est la liberté d’invention, surtout dans la danse contemporaine qui permet de développer ses propres codes. De plus, la danse est un médium artistique qui peut converser avec tous les autres. Il est transfrontalier. On dit souvent cela à propos de l’opéra, mais pour en avoir mis en scène un, je n’ai pas du tout eu le même sentiment de liberté, d’expérimentation, de recherche que j’ai pu trouver en pratiquant la danse. J’aime bien me situer à la frontière, ne pas m’enfermer dans quelque chose, essayer constamment de trouver des espaces de conversion, de syncrétisme.

Ce qui m’intéresse dans la danse, c’est aussi l’abandon. J’ai souvent créé des pièces avec des plans inclinés ou des formes contraignantes : elles obligent les danseurs à être pleinement présents, à lâcher prise. Mais pour atteindre cet abandon, il faut d’abord passer par une grande rigueur. C’est cette tension entre maîtrise et lâcher-prise qui me fascine. J’aime ces antagonismes.
As-tu toujours su que tu deviendrais chorégraphe ?
Je suis venu à la danse tardivement, je faisais surtout du théâtre. J’étais vraiment parti pour être acteur ou metteur en scène. Par contre, j’adorais sortir : j’allais beaucoup en club, et c’était un espace de liberté. Je pouvais danser pendant des heures. J’apprenais les chorégraphies de Madonna. L’année de mes quinze ans, j’ai fait Erotica à la fête paroissiale. C’était un peu mes débuts. J’ai vraiment découvert le monde de la danse à l’âge de 19 ans, ce qui est assez tard, mais c’est devenu une obsession, je ne faisais que ça. J’ai vraiment beaucoup travaillé pour apprendre le plus possible, avec le sentiment que j’avais du temps à rattraper.
J’ai commencé par une formation à Louvain avec David Hernandez, où il y avait des cours techniques, mais aussi beaucoup de recherche, de composition. J’étais déjà dans quelque chose d’assez subjectif et d’expérimental. Dès mes premières créations avec Sidi Larbi Cherkaoui, la question qui m’a été posée était « qu’est-ce que tu as envie de dire sur scène ? », « qu’est ce que tu as envie de faire ? ». On a souvent l’habitude de se mettre au service d’une vision lorsque l’on est interprète, alors que là, c’était un peu déstabilisant, mais je pouvais vraiment me construire. Cette idée d’explorer le désir est précieuse.
“je suis rentré dans la danse comme dans les ordres. C’est devenu une obsession. »
Damien Jalet

Créer, c’est avant tout une aventure solitaire ?
Rarement. La création est toujours collective : chorégraphie, musique, lumières… Collaborer, c’est entrer dans l’intimité de l’autre, c’est puissant, parfois compliqué, mais ça change le monde de chacun.
Quand j’ai décidé de travailler avec Kohei Nawa, par exemple, c’était par accident. Au moment où j’ai découvert son installation en mousse de savon de 300 mètres carrés, j’ai eu comme on dit en anglais un « gut feeling« , un sentiment viscéral. Je devais collaborer avec lui. Il parlait à peine anglais et son monde n’avait rien à voir avec le mien – avoir le même âge était un de nos seuls points communs. Cependant, il y avait quelque chose dans son œuvre que je reconnaissais, qui était intrinsèque à la mienne, et la collaboration a pu voir le jour.
C’est comme cela que j’aime travailler : en étant constamment surpris par le cours des choses, sans avoir de plan de carrière. Je n’ai jamais demandé de subventions, je n’ai même pas de compagnie. C’est ce sentiment de liberté et d’expérimentation qui me pousse à créer, ainsi que les connexions avec les autres.

Comment fais-tu naître l’envie de créer ensemble ?
Le moment le plus dur se situe au tout début de la création. C’est une période d’espérance, et même de foi : tout le monde a conscience que quelque chose de fort peut-être créé, mais personne n’en a la certitude. De plus, il faut s’adapter à la sensibilité de la personne avec qui la relation artistique débute. Parfois, c’est extrêmement déstabilisant, surtout avec des personnes solitaires. Les artistes plasticiens, par exemple, ne font pas souvent de collaborations avec les arts de la scène, et même Kohei (Nawa), qui est devenu un de mes plus grands collaborateurs, est parfois très fermé.
Le travail est le fruit d’obsessions et de découvertes communes. Le centre de gravité d’une collaboration se situe dans la surprise. Dans mon parcours, les mêmes personnes reviennent souvent et j’en suis assez fier. Jim Hodges, Kohei Nawa, Sidi Larbi Cherkaoui, Arthur Nauzyciel, avec qui j’ai collaboré pendant presque seize ans, font partie d’une constellation de personnes avec lesquelles j’aime inventer et explorer.
“Pour moi, tout n’est que constellation. » Damien jalet
Quelles sont les différentes étapes de ton cheminement créatif ?
Pour Vessel, nous sommes partis de l’anatomie des danseurs : presque nus, le visage caché, pour garder le mystère. Au départ c’était une pièce assez minimaliste, jusqu’à ce que naisse l’idée d’inonder la scène avec une sculpture remplie d’un liquide non newtonien – de la fécule de pomme de terre mélangée à de l’eau et à de l’air, un matériau intéressant qui nous a aussi servi pour Planet.
La gravité est aussi une source d’inspiration très forte, le but étant de la rendre visible. Dans Planet, les danseurs se transforment et fondent comme des bougies sous une pluie de slime tombant au ralenti, ce qui lie temps et gravité. La glace, le sable, la gélatine sont aussi des matériaux utilisés.
Mes sources sont autant scientifiques que mythologiques. C’est une cosmogonie dans la cosmologie (ndlr – une cosmogonie est un récit mythologique qui décrit la formation du monde). Ce sont deux pratiques complètement différentes que seule la scène peut réunir, comme on combinerait le cerveau gauche avec le cerveau droit, l’imagination avec la recherche et la précision. La partie technique est importante car les matières comme la fumée sont difficiles à contrôler, mais de celles-ci peuvent naître différentes mythologies.
Par exemple, l’utilisation de l’argile dans Mirage évoque une longue traversée du désert, ou un assèchement, qui résonne avec les challenges que le monde traverse actuellement : les dérèglements des cycles d’eau, les pluies torrentielles et imprévisibles.
“travailler sur les éléments, la vulnérabilité, notre matérialité, tout cela me fascine. »
Damien Jalet
Jouer avec les éléments m’a toujours fasciné. Le tremblement de terre de 2011 au Japon m’a vraiment marqué, car j’ai vu une civilisation très avancée devenir extrêmement vulnérable. J’aime travailler sur cette vulnérabilité, sur ce qui nous dépasse, et donc sur notre matérialité.
Quand je confronte le corps avec des matériaux, je me demande : “qu’est ce qui anime la matière ?” “Qu’est ce qui anime notre matière ?”. Ce qui m’intéresse réside dans ce mystère, dans la possibilité de mettre en exergue ce qui nous traverse et de trouver différentes formes pour l’exprimer. Dans la culture occidentale, la tête et le corps sont séparés. Pour moi, la tête, le cerveau, sont aussi des terminaisons nerveuses descendant jusqu’aux doigts de pied et qui ressemblent à des racines. J’imagine le corps comme une racine ambulante.

Comment composes-tu avec le caractère éphémère de la danse ?
Effectivement, les chorégraphies disparaissent, comme un dessin dans le sable, immédiatement effacé par la vague d’après. La danse ne peut survivre que lorsqu’elle contamine d’autres médiums. C’est pour cela que j’aime beaucoup travailler avec le cinéma ou d’autres disciplines.
Nous, les artistes, avons tous cette volonté de transcender quelque chose. L’écrivain possède ses livres, le chanteur ses disques, le réalisateur ses films, même le théâtre survit grâce à ses textes. Je suis également fasciné par les sculpteurs : une sculpture, c’est une flèche dans le temps. Les sculptures ont aussi des corps, mais ils sont immobiles à jamais.
Dans la danse, il n’y a pas tout ça. L’immobilité est impossible à trouver pour les danseurs. Danser, c’est y mettre son corps et son âme, être épuisé après les spectacles et se dire le lendemain : « je dois tout refaire exactement de la même manière ». Comme Sisyphe, peu importe ce qu’on a fait hier, il faut le refaire avec la même force
Après avoir dansé pendant quinze ans, je me demande ce qu’il reste de toutes ces performances créées, vécues, dansées. C’est assez vertigineux.
Propos recueillis par Dorothée de Cabissole. Lecture à compléter avec le podcast de Damien Jalet. Episode 270.
LUCIE DARMAGNAC
Lucie est passionnée par les arts et la littérature. Elle danse depuis son enfance, et aime allier ce monde avec celui de l’écriture. Étudiante en lettres, elle aimerait devenir journaliste. Les voyages et les rencontres sont des composantes essentielles de son univers. Lucie est stagiaire chez Tous Danseurs.
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