Le solo autobiographique
Partie 2 : une Autobiographie écrite au pluriel

Crédits photo : Pierre Planchenault (Hamid Ben Mahi, Chronic(s) 2)

Cet article est né de mon attrait particulier pour le solo autobiographique. J’aime l’idée qu’il brouille la frontière entre le jeu et le je, dans la mesure où le corps qui performe, qui se met en scène, est en même temps celui qui dit vrai. Puis, les questionnements sont venus : qu’est-ce qu’un solo autobiographique, au fond ? Est-ce seulement un « récit rétrospectif  » qu’un sujet fait de lui-même, ou bien a-t-il d’autres enjeux, notamment en ces temps de révolution féministe et de revendication d’une identité plurielle ? A quel(s) besoin(s) répond-il pour un.e chorégraphe-danseur.se ? 

Pour tenter de répondre à ces questions, cet article, fondé sur des études de cas, va se diviser en quatre parties et mêlera analyses et fragments d’entretiens que j’ai menés avec trois chorégraphes-danseur.ses de solos autobiographiques. Il s’agit de Nadia Larina (Cie FluO), pour son solo de danse contemporaine La Zone (2018), d’Hamid Ben Mahi, chorégraphe et danseur de hip-hop (Cie Hors Série), pour son autobiographie en deux volets, Chronics (2001) et Chronic(s) 2 (2021), et enfin de Leïla Ka (Cie Koka), pour ses deux solos percutants Pode Ser (2018) et Se faire la belle (2022).

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Une autobiographie écrite au pluriel

Après avoir envisagé le solo autobiographique comme une entrée en je(u), je vais m’intéresser maintenant à l’idée que le rapport à l’autre semble essentiel pour s’écrire soi-même. Autrement dit, le solo autobiographique n’est jamais autocentré et ne prend véritablement sens que s’il est tourné vers le dialogue, vers l’altérité.

Cette dernière se matérialiserait par deux formes en particulier : 

Soi en l’autre

D’abord, le je qui se raconte ne peut se penser en-dehors d’une histoire collective dans laquelle il est nécessairement inscrit, qui le pétrit, l’affecte, le conditionne. Dans un double mouvement, le propos autobiographique cherche à saisir cette identité façonnée par une époque, un temps, un contexte, en même temps qu’il propose une interprétation de ces entités qui le dépassent. Si le propos de Leïla fait référence aux carcans imposés par la société patriarcale, celui d’Hamid est imprégné de références à l’actualité passée ou brûlante – les Tours jumelles de 2001, la pandémie de 2020 dans Chronic(s) 2 –, ou de questions sociétales – le racisme dans Chronic(s). Quant à Nadia, en puisant ses inspirations dans des œuvres d’artistes russes, tels que le chanteur Vyssotski et le cinéaste Tarkovski, elle définit ainsi son projet : « Mon souhait est d’explorer, par la danse, « l’âme russe » […]. L’histoire de mon pays est complexe et imbriquée. Mon histoire a mûri dedans. » En d’autres termes, le sujet doit tendre vers l’altérité pour mieux se faire résonner et dessiner ses contours, « sortir dehors, s’échapper pour mieux se retrouver et se reconnaître », pour reprendre les mots de Nadia. Le mouvement se fait alors le lieu de la recherche, l’espace accueillant la rencontre du soi et de l’autre, où le premier émerge, se définit au contact du deuxième.

“Je me sers de mon histoire dans une démarche telle qu’elle puisse faire écho chez le spectateur”.
HAMID BEN MAHI

Crédit photo : Pierre Plachenault (Chronic(s) 1, Hamid Ben Mahi)

Plus encore, en inscrivant son propos dans un contexte, en posant des questions, certes intimes, mais à résonance collective, le je cherche à dialoguer avec l’autre, ce tu que matérialise le spectateur, chez qui « cela réveille toujours des choses », selon Nadia. Dans la mesure où il peut se reconnaître dans le miroir qui lui est tendu, le spectateur vient offrir au/à la danseur.se la résonnance dont il ou elle a besoin pour donner pleinement sens à son récit. Hamid souligne ainsi que son je est toujours pluriel, toujours projeté vers l’autre : « Je parle de moi mais le spectateur se pose des questions sur lui. Quand je parle du racisme, s’il est concerné, il peut se demander comment lui a vécu le racisme. Quand je parle de l’éducation que donne un père à ses enfants, il peut aussi réfléchir sur celle qu’il donne. Je me sers de mon histoire dans une démarche telle qu’elle puisse faire écho chez le spectateur. » 

La présence du public est tout aussi essentielle aux yeux de Leïla, car il devient l’objet d’adresse d’un cri trop longtemps silencieux, voire silencié : « S’il n’était pas là, cela ne fonctionnerait pas, et il n’y aurait pas d’effet cathartique. Dans mes solos, il y a une rage, une colère, qui doivent être entendues. » C’est parce que l’autre qu’est le spectateur reçoit la parole que celle-ci peut – enfin – exister, s’incarner, résonner. 

Plus encore, l’échange avec le public prend ici une dimension de confrontation, où la frontière entre la salle et la scène s’abolit pour mieux rendre leur face-à-face tangible : « Mon solo parle de lutte, de combat. Un combat contre soi-même mais aussi contre l’autre, au sens large, et son regard qui nous bride. » Par la mise en scène de cette lutte, le regard est ainsi pris à son propre jeu : la danseuse l’appelle pour mieux le déconstruire. En d’autres termes, le spectateur encaisse les coups portés par la combattante pour mieux la libérer

Crédit photo : Guy Henri (Pode Ser est une histoire de combat(s))

Soi et l’autre

La deuxième forme d’altérité que peut rechercher le solo autobiographique se manifeste lors du travail de sa création. 

« Ce n’est pas évident d’écrire un solo. Il faut être dur avec soi-même et en même temps bienveillant », reconnaît à ce sujet Nadia. En effet, tout récit qui met en scène le je exige un dédoublement de soi, dans la mesure où le sujet qui crée est en même temps l’objet de sa création. Là réside toute la difficulté, voire l’impossibilité : comment se regarder avec justesse quand l’autre dans le miroir est aussi le même que soi ? Cela dit, Leïla nuance cette idée en soulignant que peut surgir aussi « une forme de liberté quand on est seul.e avec soi-même », dans la mesure où « on n’est pas géné.e par le regard des autres ».

Pourtant, le solo autobiographique ne se construit presque jamais en étant seul.e : bien que prétendre à une vérité sur soi lorsqu’on se raconte reste illusoire, celle-ci étant fondamentalement inatteignable, la présence d’une altérité permettrait de s’en approcher au plus près. L’autre pourrait venir densifier, préciser ou ajuster le récit que l’on fait de soi. Il peut s’agir d’un simple regard extérieur, comme dans le cas de Leïla et Nadia. Toutes deux se servent autant des retours de professionnel.les de la danse ou du public lors de sorties de résidence, que de l’avis de leurs proches. Pour Nadia, ceux-ci possèdent un regard non-expert, « profane » selon son terme, sur son solo, et complètent alors la propre vision qu’elle a d’elle-même, pour que, presque paradoxalement, le solo coïncide plus encore avec sa propre personne. 

Hamid va plus loin encore dans cette idée, dans la mesure où il crée ses solos autobiographiques avec une autre personne, en l’occurrence le chorégraphe et metteur en scène Michel Schweizer. 

En tant que co-auteur, ce dernier offre un miroir réflexif à Hamid, qui lui permet d’ajuster son propos, de l’approfondir ou au contraire de le réorienter : « L’autre permet autant de se rendre compte qu’on est capable de se dépasser, de parler de soi, que de nous aider à repérer et sélectionner ce qui est juste, important et intéressant à partager dans le récit de soi. », analyse ainsi le danseur. Autrement dit, l’autre apporte cette résonnance qui permet au je de bien s’entendre, pour ainsi mieux se raconter, mais aussi, il rend le récit partageable au public, il affûte sa forme, l’aide à advenir en tant qu’œuvre. 

Dans la suite de cet article, je m’intéresserai au rôle des archives dans la composition du solo autobiographique.

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HANNA LABORDE
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